Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
OTTAWA, le jeudi 6 février 2014
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 10 h 35, pour étudier les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie- Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région, et d'autres questions connexes.
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international étudie les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région, et d'autres questions connexes.
Nous recevons ce matin M. Patrick McGuinness, président du Conseil canadien des pêches. Nous recevons également par vidéoconférence M. Peter A. Petri, professeur titulaire de la Chaire de finances internationales Carl J. Shapiro, de l'Université Brandeis.
Je crois que les pépins techniques avec la vidéoconférence sont rentrés dans l'ordre. Pouvez-vous nous entendre, monsieur?
Peter A. Petri, professeur titulaire de la Chaire de finances internationales Carl J. Shapiro, Université Brandeis, à titre personnel : Oui, merci.
La présidente : Le comité permet généralement aux témoins de faire une déclaration préliminaire avant de passer aux questions et réponses. Je crois qu'il a été convenu, monsieur Petri, que vous alliez commencer. Ce sera ensuite au tour de M. McGuinness, puis nous passerons aux questions et réponses. Bienvenue au comité.
M. Petri : Merci beaucoup de m'avoir invité. Depuis ma thèse au doctorat dans les années 1970, j'ai eu la chance de mener une très belle carrière. J'étais en effet aux premières loges pour voir les progrès ahurissants qu'a faits l'Asie. J'ai travaillé dans pratiquement tous les pays de la région et j'ai souvent contribué aux nouvelles politiques en matière de commerce et de développement.
À ce moment-ci, mes collègues et moi travaillons à un important projet sur les grandes initiatives commerciales de la région : il y a le Partenariat transpacifique, qui met à contribution le Canada et les États-Unis, ainsi que le Partenariat économique complet régional, une négociation réunissant 16 économies de l'Asie.
Ce sont des pierres d'assises importantes pour ce qui deviendra, je l'espère, une solide architecture pour la politique transpacifique dans la région. Les résultats de notre travail sont en grande partie affichés sur notre site web, à l'adresse « asiapacifictrade.org ». Je suis persuadé que nous pourrons en discuter plus en détail plus tard.
J'aimerais d'abord parler non pas des événements actuels — le ralentissement de la croissance de la Chine, les trois piliers de l'« abénomie », les tensions maritimes —, mais plutôt des principes fondamentaux. Nous savons que la moitié de la population mondiale est au cœur du courant dominant des progrès économiques. Personne ne s'inquiète plus, comme c'était le cas lorsque j'ai entrepris mes études, d'initier des projets de développement en Asie. Les économies asiatiques ont doublé leur production de façon constante environ tous les 15 ans, et certains pays ont mieux fait encore.
Les revenus de l'Asie, comparativement aux nôtres, doublent d'une génération à l'autre. Et l'écart est encore assez important pour qu'on continue à voir de tels progrès.
Cette croissance ne dépend pas de certains dirigeants ni d'orientations politiques précises. Elle est propulsée par des milliards de gens très dynamiques, talentueux et cultivés, en plus d'être dotés d'un excellent sens des affaires. Ce n'est pas un phénomène éphémère.
On estime que d'ici 2030, environ la moitié des investissements mondiaux proviendront de l'Asie. Sa classe moyenne atteindra les deux milliards d'habitants, ce qui est beaucoup plus que celles de l'Amérique du Nord de l'Europe combinées. Conséquemment, les émissions de gaz à effet de serre de l'Asie détermineront essentiellement le sort du climat planétaire.
D'ici la prochaine génération, ou à peu près, l'Asie occupera deux fois plus de place que maintenant dans notre horizon politique en matière de commerce, d'investissement, de sécurité, d'environnement et de tous les secteurs liés aux politiques économiques et aux politiques de sécurité. Pourtant, elle est souvent reléguée aux oubliettes dans les politiques actuelles. Le président Clinton a intensifié le rôle des États-Unis auprès de l'Asie avec la Coopération économique de la zone Asie-Pacifique (APEC), mais au cours des 20 années qui ont suivi, le point de mire de la politique américaine a été ramené sur le Moyen-Orient.
L'administration Obama a commencé à promouvoir un changement de cap vers l'Asie, mais le président a depuis annulé plusieurs de ses visites là-bas. Le Partenariat transpacifique, l'élément central de son engagement économique en Asie, est aujourd'hui la cible de nombreuses critiques au sein même de son parti au Congrès américain. Pendant ce temps, les doutes au sujet de la fiabilité des États-Unis sont de plus en plus persistants et, à mon avis, contribuent à la montée des tensions dans la région.
Les États-Unis doivent recentrer et garder leur attention sur l'Asie. Les assises ne manquent pas : liens commerciaux et sociaux solides, afflux massifs d'étudiants, d'immigrants et de touristes, et points de vue raisonnablement compatibles à l'égard des politiques économiques et des initiatives de fond comme le Partenariat transpacifique. La Chine et le Japon ont des dirigeants réformistes, comme bien d'autres pays d'ailleurs.
L'ANASE, qui réunit les 10 économies de l'Asie du Sud-Est, dirige aujourd'hui l'expérience régionale la plus ambitieuse au monde. La plupart des pays asiatiques sont des démocraties, et même ceux qui n'en sont pas se soucient grandement du bien-être de leurs citoyens.
Entre 1990 et 2010, l'Asie a réduit de plus de la moitié l'incidence de la pauvreté extrême et est en bonne voie de l'éradiquer complètement d'ici 15 ans.
Bien sûr, tout n'est pas rose. Il y a des zones troubles, de la Corée du Nord à la Thaïlande, sans parler de l'incertitude engendrée par la montée militaire de la Chine. D'autant plus de raisons pour demeurer à l'affût de ce qui se passe.
Le Canada doit nous aider. Il est notre partenaire commercial le plus important, et sa participation est essentielle à l'établissement d'une économie dynamique pour la région de l'Asie-Pacifique. Le Canada entretient des liens directs et solides avec l'Asie, comme j'ai pu encore le constater au forum du Conseil de coopération économique du Pacifique, qui a eu lieu l'an passé à Vancouver. C'était une rencontre dynamique et réellement inspirante.
Le Canada a l'influence voulue pour accentuer la présence nord-américaine en Asie et pour contribuer à la conclusion du PTP. Les efforts que le Canada a lui-même déployés pour conclure des accords de libre-échange avec la Corée, le Japon et même la Chine pourraient certainement stimuler la poursuite de nos initiatives conjointes.
Heureusement, nous entretenons toujours d'étroites relations avec l'Asie, mais il est urgent d'agir. Nous devons signer et adopter le PTP. Nous devons inclure la Chine à la prochaine étape de ce partenariat. Il faut permettre aux économies émergentes de l'Asie de prendre une plus grande place dans l'établissement des politiques mondiales et au sein du Fonds monétaire international. De façon plus générale, nous devons trouver des solutions coopératives aux grands défis du 21e siècle. Les défis qui nous attendent sont nombreux et nos partenaires asiatiques y sont également confrontés : innovation, propriété intellectuelle, cybersécurité, stabilité macroéconomique et financière, environnement et écarts de revenu grandissants. Mais surtout, nous devons dissiper le brouillard que l'histoire a jeté sur la sécurité de la région.
La tâche est colossale et honnêtement, nous devons absolument adopter des politiques fonctionnelles et cohésives pour pouvoir progresser dans ce dossier.
Merci beaucoup. Je serai heureux de discuter de ces questions plus en détail tout à l'heure.
La présidente : Merci, monsieur.
La parole est maintenant à M. McGuinness. Bienvenue.
Patrick McGuiness, président, Conseil canadien des pêches : Merci beaucoup. Je vais commencer par décrire brièvement le Conseil canadien des pêches et notre industrie.
Le Conseil canadien des pêches est une association nationale qui s'étend de la Colombie-Britannique au Nunavut. Nous mettons l'accent sur la pêche sauvage. Il s'agit d'une industrie de 6 milliards de dollars qui emploie environ 83 000 personnes.
La production des membres du Conseil canadien des pêches est surtout vouée à l'exportation. Nous avons d'importantes activités de récolte, particulièrement en Colombie-Britannique, où la plupart des navires appartiennent à des membres de la BC Seafood Alliance. Au Canada atlantique, on récolte surtout des crevettes, des poissons de fond, des pétoncles et du hareng.
Les principaux acteurs de notre conseil sont ce qu'on appelle des sociétés intégrées. Il s'agit de sociétés qui possèdent leurs propres navires et leurs propres installations de transformation, et qui participent à l'exportation et à la commercialisation de leurs produits.
L'industrie canadienne de la pêche est une industrie d'exportation. Quelque 60 p. 100 de notre production est vouée à l'exportation, et 60 p. 100 des produits exportés s'en vont aux États-Unis. Nous dépendons évidemment des États- Unis dans une certaine mesure, mais si on jette un coup d'œil aux différents secteurs industriels du Canada, on constate qu'entre 70 et 75 p. 100 de leurs exportations s'en vont aux États-Unis.
Notre industrie a quant à elle misé sur la diversification. Nous avons réduit nos exportations aux États-Unis à 60 p. 100, mais il nous reste du chemin à faire.
Pour ce qui est de la stratégie de diversification, nous avons beaucoup insisté sur la région de l'Asie-Pacifique, et ce, pour diverses raisons que je qualifierais d'internes. L'Union européenne n'étant pas tellement attrayante, même s'il s'agit du plus grand marché de fruits de mer au monde. Le problème est que les tarifs sont élevés, à 7, 15 ou 20 p. 100, et nos concurrents, les pays scandinaves, n'ont pas cette charge. De plus, grâce à une entente que l'Union européenne a conclue avec des pays en développement, des tarifs quasi nuls sont appliqués aux produits exportés là-bas.
Une autre de ces raisons internes concerne la Colombie-Britannique. En Colombie-Britannique, on pêche des variétés de poisson plutôt uniques qui plaisent davantage aux consommateurs de l'Asie-Pacifique qu'aux Nord- Américains ou aux Européens. On parle de produits comme le panope du Pacifique, les œufs de hareng salés, les concombres de mer, les oursins et la morue charbonnière.
Si nous avons mis l'accent sur l'Asie-Pacifique, c'est premièrement parce que la consommation de poisson et de fruits de mer par habitant y est très élevée. En Amérique du Nord, au Canada et aux États-Unis, la consommation est peut-être de 7 kilogrammes de poisson par habitant par année. En Asie-Pacifique, en Chine particulièrement, on parle d'entre 15 et 30 kilogrammes.
Aussi, le profil de l'Asie-Pacifique a évolué. La classe moyenne a en effet pris de l'ampleur dans la plupart des pays.
Par exemple, pour ce qui est du marché des protéines, le poisson et les fruits de mer sont généralement plus chers que le poulet, notamment. Nous dépendons donc grandement des restaurants de fruits de mer haut de gamme. Dans tous les pays où il y a expansion de la classe moyenne, on remarque une tendance à la hausse pour les restaurants luxueux, et ceux-ci s'efforcent souvent de mettre des fruits de mer à leur menu.
Parallèlement, cela permet à l'industrie canadienne de viser ce marché avec ses produits haut de gamme comme le homard, le saumon rouge et les pétoncles, et les acheteurs se sont montrés très réceptifs.
On remarque également que l'élargissement de la classe moyenne, et nous l'avons vu entre autres en Chine et en Russie, donne lieu à l'établissement de supermarchés de style occidental, comme la chaîne française Carrefour, Asda ou Walmart. Les grandes chaînes remarquent le phénomène et décident d'aller s'installer dans ces pays. C'est encore là une très bonne chose pour nous. Nous misons sur ce genre de développement, parce que la classe moyenne, surtout celle des pays en développement, est très friande des supermarchés occidentaux. C'est principalement une question de salubrité alimentaire. Les gens ne veulent plus acheter leurs crevettes dans les marchés traditionnels qu'on trouve dans les rues et préfèrent acheter leurs produits dans les supermarchés occidentaux, par souci de salubrité alimentaire. Ils craignent les effets des pesticides, des résidus de médicaments de l'aquaculture, et cetera.
Nous travaillons là-dessus depuis des années, et cela s'est avéré fructueux dans l'ensemble. En 2012, trois de nos cinq plus grands marchés étaient en Asie-Pacifique. Les États-Unis arrivent au premier rang, et le Canada est deuxième. Viennent ensuite la Chine avec 440 millions, le Japon avec 260 millions, puis Hong Kong avec 130 millions. D'autres marchés de l'Asie-Pacifique sont intéressants pour nous, soit la Corée, le Vietnam et la Thaïlande.
La croissance de nos exportations en Asie-Pacifique est en fait attribuable aux marchés de la Chine et de Hong Kong. De 2006 à 2012, nos exportations ont en effet grimpé de 59 p. 100 dans chacune de ces régions.
Alors, que nous réserve l'avenir? Comme M. Petri l'indiquait, le développement économique de l'Asie-Pacifique permettra à l'industrie canadienne des fruits de mer de prendre de l'expansion et de profiter de différentes possibilités de développement.
Il ne fait aucun doute que nous attendons avec impatience la conclusion du PTP, surtout pour accéder aux marchés du Japon et du Vietnam.
M. Petri a parlé notamment de renouveler notre engagement envers la Corée. Le Canada a entrepris des négociations commerciales avec la Corée. Les démarches ont échoué et nous ne sommes plus dans la course. Les États- Unis sont arrivés après nous et ont réussi à conclure une entente. Alors, l'accord de libre-échange se passe entre la Corée et les États-Unis. Cela évite donc aux exportateurs américains de payer quelque tarif que ce soit pour exporter des produits en Corée. Nos concurrents américains ont ainsi déjà une longueur d'avance sur nous pour la vente de homards sur les marchés coréens, simplement grâce aux réductions tarifaires.
Il ne fait aucun doute que certains secteurs canadiens ne sont pas très chauds à l'idée d'un accord de libre-échange entre le Canada et la Corée. Je comprends que les trois grands constructeurs automobiles américains n'aiment pas cela. Au bout du compte, il faut voir que les États-Unis sont confrontés aux mêmes difficultés que nous, mais ils ont compris que la Corée est la 14e économie en importance au monde. Nous arrivons au 10e rang, elle, au 14e. Il faut voir les possibilités à long terme pour la Corée. Espérons qu'on se montrera de nouveau intéressés à conclure un accord de libre-échange avec la Corée.
Merci beaucoup.
La présidente : Merci. C'est très intéressant. Vous avez fait le point sur un segment de l'économie pour lequel nous n'avions pas encore eu l'occasion d'entendre des témoins, c'est-à-dire les pêches.
La sénatrice Johnson : Monsieur McGuinness, je m'intéresse de près à l'industrie des pêches à l'échelle mondiale. Pouvez-vous me dire comment se comparent la gestion des pêches et les pratiques de transformation parmi les pays qui sont de grands exportateurs de poisson et de fruits de mer dans cette région, comme le Vietnam, la Thaïlande et la Chine?
M. McGuinness : C'est une très bonne question. Pour l'industrie du poisson et des fruits de mer, la durabilité est devenue un enjeu de taille au cours des six ou sept dernières années. Pour vendre des produits aux marchés de détail en Amérique du Nord et en Europe, il faut satisfaire à différents critères en matière de développement durable. Les industries de la pêche du Canada, des États-Unis, de la Scandinavie et d'Europe, par exemple, l'ont bien compris. Elles savent que c'est important. Il faut le faire pour pouvoir pénétrer les marchés.
On a tenté de le communiquer plus directement aux industries de fruits de mer des pays en développement et des pays émergents comme ceux de l'Asie-Pacifique. Il faudra certainement continuer à suivre la situation.
Le Japon l'a bien compris, c'est évident, mais il reste du chemin à faire dans plusieurs de ces pays. Le Marine Stewardship Council, une organisation sans but lucratif de certification en développement durable qui s'est imposée dans le secteur des fruits de mer, a ouvert des bureaux en Asie-Pacifique, alors je pense que le message passe.
Comme vous le dites, plus il y aura de supermarchés occidentaux qui s'implanteront dans ces pays, plus ces critères vont s'imposer, c'est évident. Ce sont essentiellement les détaillants qui tiennent les rênes à cet égard.
La sénatrice Johnson : Vous diriez donc qu'on se soucie de plus en plus de la qualité et même de la salubrité dans ces régions, ces pays.
M. McGuinness : Absolument. Ils constatent la même chose que nous, c'est-à-dire que la classe moyenne prend de l'ampleur et ces gens se préoccupent beaucoup de la salubrité des aliments.
La sénatrice Johnson : Toutefois, qu'en est-il de la surpêche? Je ne pense pas que, sur ce point, la réputation du Japon soit brillante, ni celle de nombreux pays d'Europe. Comment, maintenant, l'évalueriez-vous?
M. McGuinness : Dans les eaux intérieures, la surpêche dépend de la gestion responsable des ressources halieutiques. Par exemple, au Canada, on investit beaucoup dans le ministère des Pêches et des Océans, dont le budget s'élève actuellement, je pense, à environ 1 milliard de dollars. Ce genre d'investissement permet la réglementation, la surveillance en mer et ainsi de suite.
Le problème est que beaucoup de ces pays n'ont pas investi autant dans la gestion des pêches, mais ils devront le faire.
La FAO a publié un code de conduite de la pêche responsable. Une équipe internationale de six scientifiques en a examiné le respect dans 56 pays. En fait, six seulement ont obtenu un bon score. Pour la plupart des autres, ç'a été l'échec. L'étude a eu lieu il y a peut-être six ou sept ans. Je suis heureux d'annoncer que le Canada faisait partie des premiers de classe.
La sénatrice Johnson : Je le savais. Cela a été une très bonne nouvelle.
M. McGuinness : Le seul pays en développement qui a obtenu un bon pointage a été la Namibie, sur la côte Est de l'Afrique. C'est un autre pays qui a commencé à se livrer assez tard à la pêche. La FAO lui a consacré beaucoup d'efforts, en y dépêchant ses spécialistes, en collaborant avec lui pour la mise en place de ses infrastructures, de son ministère des Pêches, et des investissements considérables sont venus de l'étranger pour faire démarrer le secteur.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Monsieur McGuinness, est-ce qu'il y a d'autres mesures que le gouvernement du Canada pourrait prendre pour faciliter l'arrivée des produits de mer canadiens en Asie-Pacifique?
M. McGuinness : Je vous remercie pour votre question.
[Traduction]
Le gouvernement du Canada investit beaucoup dans les grandes foires commerciales. Il y monte un stand et rencontre des exportateurs. Mentionnons, par exemple, l'Exposition nord-américaine des fruits de mer à Boston et, aussi, l'Exposition européenne des fruits de mer de Bruxelles.
Plus récemment encore, au cours des trois ou quatre dernières années, il a affirmé sa présence dans les grands salons chinois consacrés au poisson et aux fruits de mer. Il y investit par le truchement d'Agriculture et Agroalimentaire Canada. Je pense que, actuellement, le plus gros des investissements dans ces trois salons aide l'industrie canadienne dans le principal salon chinois, qui, essentiellement, est centré sur l'Asie-Pacifique, mais qui acquiert un rayonnement mondial. C'est normal, dans une certaine mesure, parce que l'exposition nord-américaine des fruits de mer s'américanise beaucoup. En vérité, si on ignore comment exporter ses produits de poisson et de fruits de mer aux États- Unis, c'est la faillite quasi assurée.
Bien sûr, les performances des pays européens se sont beaucoup améliorées. C'est intéressant, parce que, au fil des ans, leur nombre est passé de 13 à 28. Nous envisageons, en mai, de vraiment y prendre pied et faire savoir, à la faveur de l'Accord économique et commercial global, que les tarifs à 20 et 15 p. 100 disparaîtront.
Il est intéressant de noter que, après l'effondrement de l'Union soviétique, des pays comme la Pologne, la Tchécoslovaquie et ainsi de suite sont essentiellement devenus indépendants et qu'ils n'ont imposé aucun tarif sur le poisson et les fruits de mer. Ces pays ont constitué d'excellents débouchés pour nos espèces peu coûteuses comme le hareng et le maquereau. Leur admission dans l'Union européenne en expansion leur a procuré, indéniablement, des avantages économiques considérables. Mais ils ont dû adopter la liste tarifaire de l'Union. Nos exportations vers la Pologne, la République tchèque, la Lituanie et ainsi de suite ont alors été frappées d'un tarif de 15 ou 20 p. 100. L'Accord économique et commercial global nous donne la chance de reprendre pied dans ces marchés de l'Est de l'Europe. Il importe d'essayer de rétablir le contact avec eux.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Je suis très préoccupée. Je me demande si le Canada a des moyens pour contrer la surpêche de thon par les Japonais. Dans les médias, on les a vus ces derniers mois pêcher le thon dans des eaux territoriales et mettre ainsi en danger la survie de la ressource. Il y a la Chine aussi qui pêche le requin pour ses ailerons.
Êtes-vous au courant des mesures que le Canada pourrait prendre pour empêcher cela? Il y a aussi certains pays européens qui viennent pêcher la morue dans les eaux canadiennes, tout près de Terre-Neuve. Quels moyens le gouvernement canadien peut-il prendre dans ces cas?
[Traduction]
M. McGuinness : Je peux notamment dire, au sujet de l'industrie du thon en conserve, qu'elle s'est concertée et qu'elle a créé l'International Seafood Sustainability Foundation, qui compte d'importants joueurs, parmi lesquels les canadiens Canfisco, Clover Leaf et Bumble Bee, qui, essentiellement, forment leur propre organisation. Mondialement, six sociétés, peut-être, contrôlent le thon en conserve. Les sociétés, prenant acte de vos observations et de la désaffection des consommateurs, peut-être causée par les inquiétudes que le produit soulève, prennent des mesures stratégiques et énergiques contre la surpêche. Leur association a convenu de ne pas acheter les produits de tel navire ou de telle société qui faisait fi des règles et pratiquait la surpêche. Ces rapports entre entreprises sont probablement une méthode plus directe pour obtenir des résultats contre le problème.
Contre la surpêche en haute mer, on peut invoquer le droit de la mer et l'Accord des Nations Unies sur les stocks de poisson chevauchants et grands migrateurs. Tel est le champ de manœuvre du Canada. En général, les plaintes d'un pays visent à protéger une espèce à lui.
Sur la côte Ouest, le thon blanc se porte bien. Sa pêche alimente essentiellement les restaurants de sushi et ainsi de suite. Ensuite, le thon qui visite la côte Est est essentiellement migrateur. Il vient du Sud, longe les États-Unis et se fait pêcher dans les eaux de l'Île-du-Prince-Édouard, pour alimenter directement les marchés de gros au Japon.
Depuis 1992, dans les eaux du Canada atlantique, la surpêche a diminué considérablement. C'est que, peut-être, la ressource même a diminué. Il serait intéressant, si les stocks de la morue de l'Atlantique se remettent à augmenter, de voir si ces bons résultats seront maintenus.
Le sénateur Downe : Monsieur Petri, vous avez mentionné, dans votre exposé, l'accord commercial de Partenariat transpacifique et son importance. N'êtes-vous pas inquiet de l'annonce du refus de M. Harry Reid, le chef de la majorité du Sénat des États-Unis, il y a quelques jours, d'accélérer l'approbation de cet accord par le Sénat pour le président?
M. Petri : Oui, je suis inquiet. Comme vous le savez, la loi accélérant l'approbation de l'accord permettrait aux négociateurs de l'équipe présidentielle de produire un accord que le Congrès, conformément à ses pleins pouvoirs constitutionnels, pourrait examiner et sur lequel il pourrait se prononcer, mais sans démonter ni remonter les détails minutieusement agencés d'un accord aussi complexe. Pour conclure l'accord, cette loi est indispensable, et le temps presse. Les partenaires avec qui nous négocions — et je suis sûr que le Canada en fait partie — nous ont dit que, pour les décisions difficiles qu'ils doivent prendre, la mise en place de la loi pour l'approbation accélérée de l'accord ne doit pas faire de doute.
Nous ignorons encore si cela sonne le glas de l'approbation accélérée de l'accord pendant l'actuelle période préélectorale du Congrès. Comme vous savez, cette loi trouve des appuis chez les deux partis, et elle plaît beaucoup aux républicains et à certains membres du parti du président. Je me demande si, devant ce revers, votre gouvernement saisit entièrement les conséquences à très long terme, au-delà de la période électorale, du blocage des négociations.
Je suis inquiet. Je continue d'espérer un compromis du Congrès. Sinon, après les élections, beaucoup des résultats visés restent possibles, mais chaque délai accroît le risque que cette stratégie très importante d'union des pays de l'Asie- Pacifique ne tombe à l'eau.
Le sénateur Downe : Vous en savez peut-être beaucoup plus que moi à ce sujet, mais si j'ai bien compris, une partie du problème aux États-Unis découle du fait qu'il y a 20 ou 25 ans, l'ALENA, pendant son élaboration, recueillait beaucoup d'appuis chez les démocrates, particulièrement chez les agriculteurs, à qui l'on en avait fait miroiter les grands avantages. Aujourd'hui, on en est complètement revenu, le fiasco est évident. On ne peut pas compter sur ces démocrates de la base, et cela pourrait très bien expliquer la décision de Reid. D'après vous, y a-t-il quelque chose que le gouvernement américain peut faire pour rassurer cette population au sujet des accords à venir?
M. Petri : Comme vous le savez, l'ALENA a suscité beaucoup de controverse aux États-Unis, même à l'époque de son adoption, qui n'a pas été facile et qui a soulevé une forte opposition, parmi les salariés dans une grande mesure. Cette opposition dure encore, et je crois qu'il y a lieu de s'inquiéter, vu le chômage élevé aux États-Unis et notre incapacité de s'attaquer au problème dans l'immédiat ou à court terme.
Il faut se rappeler que les accords commerciaux ne visent pas le court terme, l'année prochaine ou même les trois ou quatre prochaines années. Ils visent vraiment à jeter les bases d'une croissance économique, d'une augmentation de la productivité, sur un horizon de 5 à 15 ans. Nous espérons que, dans cette période, les États-Unis retrouveront le plein emploi. Les échanges commerciaux n'ont jamais influé sur le taux d'emploi, mais ont eu une incidence positive sur la composition de l'emploi. Nous savons que les emplois dans le secteur de l'exportation rapportent de 10 à 20 p. 100 de plus que ceux qu'offrent les sociétés d'importation quand les échanges s'intensifient.
L'effet des échanges est de faire augmenter les salaires, d'augmenter la qualité des emplois que les économies américaine et canadienne offrent et, à ce sujet, l'opposition manque souvent de clairvoyance.
Néanmoins, il est extrêmement important pour les mesures prises par le Congrès, à l'égard des échanges commerciaux, qu'elles s'accompagnent de mesures qui s'attaquent au coût des transitions, qui, pour certains travailleurs, sera important. Elles sont un élément indispensable d'une politique commerciale intelligente : doubler l'augmentation des échanges d'une aide à l'adaptation.
Le sénateur Downe : Je me demande si vous pouvez nous parler des inquiétudes que soulève l'érosion de la capacité manufacturière aux États-Unis et son lien avec les échanges. Nous assistons maintenant à une reprise, particulièrement dans le sud des États-Unis, grâce au retour de beaucoup d'usines délocalisées à l'étranger, souvent en Asie.
M. Petri : Vous savez probablement que, de 2000 à 2010, les États-Unis ont perdu quelque 5,6 millions d'emplois manufacturiers, près du tiers de ceux de ce secteur. Malgré le regain, qui est cependant lent, depuis le creux de la récession, il ne se créera probablement pas beaucoup d'emplois. L'industrie manufacturière regroupe en gros 10 p. 100 des emplois aux États-Unis. Ceux qui reviennent aux États-Unis, dans ce secteur, sont hautement spécialisés, ils font appel à beaucoup d'équipement, de robots et de machines sophistiqués. Le secteur est indispensable, mais l'attention que nous lui accordons dans le dialogue sur les politiques est parfois exagérée par rapport à son importance.
Je veux dire, surtout, que l'industrie manufacturière profitera certainement des accords commerciaux que nous négocions actuellement. Mais ce n'est pas la principale source des nouveaux emplois aux États-Unis. C'est maintenant un secteur assez petit. Effectivement, nous constatons une forte intensification, grâce aux nouveaux accords commerciaux, des échanges bilatéraux, qui profitent, dans l'industrie manufacturière, aux secteurs les plus innovants et les plus avancés de l'économie américaine. Mais, en même temps, beaucoup de produits standardisés continueront d'être importés d'Asie. L'intensification de ces échanges bilatéraux tend à relever la qualité des emplois en augmentant le nombre d'emplois de qualité supérieure, qui peuvent alors remplacer ceux de qualité inférieure de l'autre extrémité du spectre de l'industrie manufacturière.
Je ne m'en fais pas pour l'industrie manufacturière, mais je pense que l'attention qu'on lui accorde dans le débat sur la politique publique risque de dépasser son importance réelle dans la restructuration économique en cours.
La présidente : Je suppose alors que vous dites que c'est une question politique susceptible de se poser aux États- Unis plus qu'une réalité.
M. Petri : Oui. Je le pense, mais cette question politique possède une dimension très importante, très réelle, celle des adaptations que connaissent les travailleurs pendant que le secteur manufacturier continue de se renforcer. Elles sont très réelles, et il faut que la politique s'en occupe. Cela signifie une aide à l'adaptation et un appui aux collectivités qui, dans le passé, ont plutôt été mono-industrielles. Cela signifie beaucoup de choses, notamment une complémentarité poussée entre la politique commerciale et d'autres types d'appui pour aider les travailleurs à s'adapter aux emplois de l'avenir.
Le sénateur Oh : L'année dernière, j'étais à Shanghai, dans un salon commercial qui faisait la promotion des fruits de mer canadiens. Un seul salon dans un restaurant de fruits de mer qui possédait sept succursales. J'ai donc l'impression — et vous pourrez y répondre — que l'effort, limité à une ville, dans une chaîne de restaurants, est insuffisant pour la Chine.
Le marché est énorme. Dans l'Asie-Pacifique, y compris la Chine, la consommation de fruits de mer est tellement élevée que, presque tous les soirs, on se fait servir un plat de fruits de mer. Pour les visiteurs de l'étranger en Chine, il est encore plus indispensable de leur servir du poisson.
Le logo à la feuille d'érable est un important argument de vente en Chine, en raison des problèmes de pollution des eaux côtières, là-bas. Les Chinois ne croient plus dans la salubrité des produits locaux. Il faudra peut-être des années pour corriger le problème. Je pense que nous devrions profiter de la promotion des fruits de mer en Chine. Le marché est immense.
M. McGuinness : La Chine est un pays absolument incroyable. Prenez seulement les villes dont la population excède, disons, 4 millions d'habitants, c'est-à-dire l'équivalent de Toronto. Je ne me souviens pas de leur nombre, mais il y en a une dizaine, une vingtaine.
Vous avez absolument raison. Une véritable initiative qui ciblerait non pas les salons commerciaux en Chine, mais les restaurants des villes de 5 millions d'habitants ou plus, pourrait obtenir énormément de succès. Il faut du temps et de la stratégie, mais, comme vous dites, la consommation de poisson par Chinois est passée d'environ 25 kilogrammes, il n'y a pas si longtemps, à maintenant 32. Les possibilités sont incroyables. Merci d'en avoir parlé.
Le sénateur Demers : Merci tous les deux pour vos excellents exposés. J'ai deux petites questions.
Quel sera l'effet de l'augmentation des revenus sur la demande de produits importés, poisson et fruits de mer, dans la région de l'Asie-Pacifique? Et comment les exportateurs canadiens peuvent-ils saisir cette occasion?
M. McGuinness : On ne peut pas nier ce qui arrive dans cette région. L'expansion du marché des fruits de mer touche les importations. Indiscutablement, les prix sont plus élevés que ceux des produits de la pêche traditionnelle. Ces importations ciblent un nouveau segment du marché. Celui qui, en fait, peut se permettre ces prix plus élevés. Nous ne considérons pas ces prix, même s'ils sont plus élevés, comme un handicap ou un obstacle. Pour nous, ils traduisent simplement le fait, comme vient de l'expliquer M. le sénateur, que la population augmente et ses revenus aussi et qu'elle veut du poisson et des fruits de mer qui, assurément, ne seront pas seulement délicieux, mais, aussi, très salubres. Voilà pour nous la conjoncture.
Nous sommes également en train d'introduire sur le marché des espèces assez nouvelles de homards et de pétoncles géants en ce moment. Ce sont des produits excessivement dispendieux, mais nous ne réussissons pas à en pêcher suffisamment, parce que ce sont un peu comme des symboles pour les familles qui veulent emmener leurs proches au restaurant pour leur montrer à quel point elles les ont en grande estime en leur offrant du homard, des pétoncles, et cetera.
C'est un problème, mais nous n'en entendons pas encore parler. Comme M. Petri l'a dit, cette effervescence ne marque que le début de la transition. Heureusement, comme il l'a dit également, dans la plupart de ces pays, les fonctionnaires qui administrent le système sont plutôt raisonnables. Ils essaient de favoriser les affaires et l'entrepreneuriat. La situation est assez bonne dans la plupart des pays d'Asie-Pacifique.
Je dirais que la différence entre l'Asie-Pacifique et la Russie est assez frappante. Il y a un très grand marché pour nous en Russie en ce moment, et il connaît une croissance exponentielle, mais c'est un marché à risque élevé, puisqu'une entreprise peut se voir couper l'accès au marché presque du jour au lendemain, pratiquement sans recours. Cela arrive parfois en Chine aussi, mais la plupart des autres pays d'Asie-Pacifique, comme le Vietnam, la Thaïlande et Singapour, en particulier, adhèrent au Codex et aux règles internationales sur l'accès aux marchés.
Le sénateur D. Smith : J'ai une question supplémentaire à vous poser sur ce que vous voulez dire exactement au sujet de la Russie. Est-ce que je lis bien entre les lignes? Quand vous dites que le commerce peut s'arrêter n'importe quand en Russie, est-ce parce qu'il y en a qui achètent les fonctionnaires, un problème réel assez bien connu en Russie?
M. McGuinness : C'est un grave problème. Par exemple, la Russie constitue probablement notre meilleur marché en ce moment pour la crevette en carapace. Pour cette espèce seulement, nous y vendons de 60 à 90 millions de dollars de produits.
Nous avons pour cela des bateaux de capture et de transformation en mer, une transformation minimale, et les produits sont envoyés directement en Russie. La plupart de ces bateaux sont actuellement soit frappés d'interdiction, soit soumis à des critères d'inspection extrêmement élevés.
Auparavant, l'Union soviétique imposait comme barrière des niveaux extrêmement faibles de divers types de contaminants, et c'est de cette façon qu'elle protégeait sa propre industrie. Bien sûr, il y a deux ans, la Russie s'est jointe à l'OMC. Lorsqu'un pays adhère à l'OMC, il est censé adopter les règles relativement au Codex. Il y a en ce moment toute une bataille pour convaincre les Russes d'aller dans cette direction.
Le sénateur D. Smith : Vous parlez de corruption de bureaucrates, n'est-ce pas?
M. McGuinness : Il ne fait aucun doute que cela fait partie de l'équation.
Le président : Monsieur Petri, lorsqu'on étudie un enjeu économique, en Asie-Pacifique ou ailleurs, il faut bien souvent tenir compte des États-Unis, non seulement en raison de l'ALENA, mais parce que les États-Unis influencent beaucoup les possibilités qui s'offrent à nous, de par leur rôle de leaders mondiaux et parce qu'ils sont nos proches voisins. Par exemple, les États-Unis étaient tièdes à l'idée du PTP au début, jusqu'à ce que le Canada décide d'y adhérer, ce qui les a rendus plus enthousiastes.
Pouvez-vous nous parler un peu des activités des États-Unis avec les pays d'Asie-Pacifique et de la perception qu'ils ont de ces pays? Ont-ils plutôt tendance à avoir recours à des ententes multilatérales pour faire valoir leurs intérêts commerciaux et économiques ou préfèrent-ils toujours les ententes bilatérales?
M. Petri : Comme vous le savez, sénateur, il y a beaucoup de personnes différentes et de divergences d'opinions aux États-Unis. Les États-Unis, comme n'importe quel grand pays du monde, d'après moi, ont tendance à se préoccuper beaucoup de leurs enjeux politiques nationaux à moyen terme.
Il faut cependant adopter une perspective un peu différente en Asie-Pacifique, une vision à beaucoup plus long terme et probablement, pour reprendre vos mots, une perspective plus internationale qu'une série de relations bilatérales mues par des intérêts nationaux.
Si l'architecture du Partenariat transpacifique continue de s'élargir — n'oublions pas qu'il est passé de 4 à 12 pays et que nous nous attendons à ce que la Corée, la Thaïlande, les Philippines et l'Indonésie s'y ajoutent probablement lors de prochaines négociations —, il constituera une base beaucoup plus solide pour les relations commerciales et économiques dans la région que les instruments bilatéraux en ce moment.
Le président : Pouvez-vous nous parler un peu plus des institutions financières internationales et de la façon dont les États-Unis les utilisent comme levier en Asie-Pacifique?
M. Petri : Comme vous le savez, la plus grande préoccupation en ce qui concerne les institutions financières internationales, c'est qu'elles n'ont pas de membres ou de membres votants représentatifs d'une véritable structure de l'économie internationale et que les économies d'Asie, en particulier, y sont généralement sous-représentées.
Cependant, il s'avère que ce ne sont pas tant les États-Unis qui y sont surreprésentés, mais l'Europe, parce que plusieurs pays différents en sont membres individuellement, plutôt qu'à titre de membres de l'Union européenne dans son ensemble.
Quoi qu'il en soit, la donne serait très différente si les institutions financières internationales, principalement le Fonds monétaire international, gagnaient en puissance. Les problèmes sont complexes dans le monde moderne, où les flux de capitaux sont immenses et les taux de change fluctuent. Certains pays vont même jusqu'à manipuler leur taux de change pour atteindre leurs objectifs de développement.
La donne serait très différente dans le monde si le FMI était plus fonctionnel. Une étape importante pour y arriver serait de confier un rôle accru aux pays de l'Asie-Pacifique, ainsi qu'une participation plus importante dans le FMI.
Le président : Dans la même veine, nous avons étudié le Brésil et la Turquie. Nous avons remarqué des transformations politiques et du coup, des transformations financières dans le groupe de pays du BRIC, leur croissance, ainsi que l'apparition de nouvelles possibilités sur les marchés.
Nous avons remarqué l'avancée de la Chine, en particulier, au Brésil et en Afrique. J'aimerais savoir où les pays d'Asie-Pacifique pourraient faire leur marque, à votre avis, ailleurs qu'aux États-Unis. Vous attendez-vous à les voir se tourner vers les marchés en développement du Sud ou surtout vers le marché européen?
M. Petri : Je pense qu'ils ont des intérêts multiples. Il est clair que pour leurs produits finis, rien ne peut encore remplacer les marchés européens et nord-américains sur le plan de la richesse et de la diversité de la demande. Cela dit, une part grandissante des exportations des pays d'Asie-Pacifique est destinée à leur propre région.
Cela s'explique en partie par la croissance des réseaux de production en Asie, où les entreprises font passer et repasser la frontière aux produits intermédiaires. Mais le phénomène que M. McGuinness nous a décrit compte également pour beaucoup : la richesse et le pouvoir de consommation qui connaît une croissance fulgurante.
Il y a aussi tous les intérêts en matière de ressources. Bien sûr, ils ont les yeux tournés vers l'Afrique, le Canada et bien d'autres pays du monde pour essayer d'exploiter les ressources dont ils auront besoin à l'avenir. Leurs intérêts sont donc très diversifiés.
Par contre, je ne prévois pas du tout que les pays d'Asie-Pacifique exercent une influence perturbatrice sur le système mondial. En très grande majorité, ils ont tendance à accepter le système mondial tel qu'il est. Chacun essaie probablement de gérer les limites des règles à son avantage, mais la très grande majorité des pays d'Asie n'exercent aucune influence perturbatrice sur les institutions internationales que nous avons bâties au cours des 50 dernières années.
Le président : Nous sommes en train d'étudier ces pays du point de vue de la sécurité et de l'économie. Beaucoup de gens ont eu très peur lorsque le président Obama a parlé de virage stratégique vers l'Asie-Pacifique, ce qui a eu un effet miroir, particulièrement dans les pays de l'OTAN et en Europe.
Toutefois, cela ne semble pas avoir produit grand-chose jusqu'à maintenant. Sur le plan de la sécurité, devrions- nous nous attarder à ce virage? Que pourrait-il signifier en termes de sécurité par rapport à l'économie? Comment sont traités les biens dans les pays du Pacifique par rapport à nos biens qui traversent l'Atlantique? Pouvez-vous nous répondre?
M. Petri : Comme vous le savez, nous ne parlons plus vraiment de « virage », mais de « rééquilibrage », et les objectifs visés depuis le début sont tout aussi importants qu'indépendants l'un de l'autre. Le premier est le renforcement des liens économiques avec l'Asie-Pacifique et le deuxième, une certaine réorientation d'une force militaire en déclin, pour que les intérêts des États-Unis, sur les routes commerciales et dans ses pays alliés de l'Asie- Pacifique, s'appuient sur la présence d'une armée suffisante.
Je ne suis pas certain qu'on s'attendait à des résultats très rapides de cette réorientation stratégique à long terme des États-Unis. Je pense que les États-Unis ne vont commencer à en profiter vraiment que lorsque ces nouvelles institutions et cette nouvelle architecture politique vont être en place. Je parle du PTP, mais dans une perspective encore plus vaste qui inclurait la Chine, puisque c'est manifestement l'économie la plus forte de la région en ce moment. Ces mesures vont contribuer à l'établissement d'une architecture de relations économiques coopératives à long terme.
Le président : Merci. Certaines personnes parlent toujours de « virage ». C'est le mot que j'utilise, mais je pense que le terme « rééquilibrage » est encore meilleur.
Croyez-vous que nous nous préparons suffisamment en Amérique du Nord à envisager de nouveaux types de liens entre la fabrication, les biens et les services? Le concept du pays d'origine est de plus en plus difficile à appliquer quand un produit comprend des composantes canadiennes, américaines, brésiliennes ou chinoises. Est-ce que nous intégrons ces nouveaux concepts de la circulation des biens et des nouvelles technologies dans nos structures économiques?
M. Petri : Je vous répondrais que oui, mais jamais autant qu'il ne le faudrait. Comme vous le savez, l'APEC, soit le Forum de coopération économique Asie-Pacifique, que certains dirigeants voyaient au départ comme un outil pour conclure des ententes juridiquement contraignantes, est maintenant devenu essentiellement un forum de coopération, où l'on aborde des enjeux très importants comme la facilitation du commerce. On sait bien que pour les entreprises, la rapidité à laquelle des biens peuvent traverser les frontières et la prévisibilité de ces déplacements, particulièrement dans une économie où presque tout contient des composantes fabriquées ailleurs, font une très grande différence.
Cette nouvelle facette de l'interdépendance est donc cruciale pour la fluidité du commerce, la fluidité des liens entre les différentes économies, qu'il s'agisse des obstacles à la frontière comme des tarifs, si bas soient-ils, ou du transport. Les États-Unis portent certes attention à ces questions chez eux, mais dans leurs discussions avec les pays d'Asie aussi.
Le président : Merci.
La sénatrice Johnson : Monsieur Petri, nous avons entendu parler d'une possible crise bancaire en Chine qui serait attribuable au secteur bancaire parallèle. Pouvez-vous nous faire part de votre point de vue à cet égard et de la façon dont la croissance de ce secteur pourrait toucher toute la région de l'Asie-Pacifique?
M. Petri : On assiste à une transition, dans presque toutes les économies asiatiques depuis quelques dizaines d'années, d'un système bancaire dirigé et contrôlé de près par le gouvernement vers un système plus axé sur le marché. Cette transition est assez traumatique par moments. Par exemple, elle a été très traumatique pendant la crise financière asiatique en Corée, en Thaïlande et en Indonésie.
Je pense qu'il faut tenir compte de ce contexte pour comprendre ce qui se passe en Chine en ce moment. Le système bancaire chinois a été contrôlé de très près et dirigé par le gouvernement pendant longtemps, mais il essaie maintenant de se transformer en un système plus axé sur le marché et favorisant des mécanismes financiers plus ouverts. C'est difficile.
Les Chinois ont toutefois l'avantage de posséder énormément de capitaux et de réserves. Ils peuvent venir à la rescousse des institutions en mauvaise posture. C'est ce qu'ils ont fait pour toute une série d'entreprises du secteur bancaire parallèle la semaine dernière, et ils disposent de ressources beaucoup plus importantes que leurs homologues asiatiques pour assurer une transition avec le moins d'effets négatifs possible sur l'économie.
Le gouvernement en place semble assez déterminé en ce sens, si bien que depuis quelques mois, il hausse progressivement ses taux d'intérêt, il déréglemente certaines parties du secteur et poursuit sa transition.
Cela va fort probablement ralentir la croissance économique, mais je doute que nous ayons quelque indice que ce soit qui nous porterait à craindre une crise plus profonde.
La sénatrice Johnson : Ce sont de bonnes nouvelles. Quel est le regard que les États-Unis portent sur la situation, monsieur?
M. Petri : Je pense que les États-Unis espèrent que les bonnes nouvelles se poursuivent, puisque l'économie chinoise est un élément très important du système mondial. On dit toujours que si les États-Unis attrapent un rhume, les autres attrapent une pneumonie. De plus en plus, c'est un peu la même chose avec la Chine. Ainsi, les marchés boursiers du monde réagissent aux mauvaises nouvelles en provenance de la Chine.
C'est une très grande économie et un très grand joueur dans le monde. Il est donc important pour tout le monde que la transition vers des systèmes financiers plus axés sur les marchés, plus stables et plus sécuritaires s'opère sans heurts.
La sénatrice Johnson : Je viens de lire le dernier numéro de la revue des affaires étrangères des États-Unis sur l'avenir sociodémocrate américain. L'un des principaux articles portait sur l'Indonésie et les Philippines, sur le boom de ces économies et son incidence sur les marchés chinois dont vous venez de nous parler. Avez-vous lu cet article de janvier?
M. Petri : Non, désolé.
La sénatrice Johnson : C'est un article fascinant sur l'Indonésie et les Philippines. J'ai été très surprise. Pouvez-nous nous parler un peu de ces pays?
M. Petri : L'Asie du Sud-Est est très importante. Les Philippines constituent l'une des économies à la croissance la plus rapide de la région. Depuis plusieurs années, c'est l'Indonésie qui connaît la croissance économique la plus rapide en Asie du Sud-Est. Elle semble ralentir un peu. Il y a une transition présidentielle qui s'en vient; ses politiques sont en mouvance, mais il y a un énorme momentum que je qualifierais d'indigène dans le développement de tous ces pays. Au total, l'Asie du Sud-Est a une population de 600 millions de personnes. C'est un grand groupe de pays de plus en plus intégré, qui entretient de fortes relations avec l'Amérique du Nord, avec les États-Unis. Lorsqu'on observe la situation dans le Pacifique, on ne peut pas ne pas voir ce qui se passe en Asie du Sud-Est, ou en Inde, des parties importantes de la région.
Il y a beaucoup de défis à relever dans tous ces pays, bien sûr, et nous entendons surtout parler de la Thaïlande depuis quelques semaines, mais ces pays connaissent tous un élan fondamental commun en raison du travail acharné de leur population.
La sénatrice Johnson : C'est incroyable, parce qu'il s'agit de 10 pays et d'une population de 620 millions de personnes. Nous n'en parlons pas beaucoup dans notre pays.
M. Petri : C'est vrai.
La sénatrice Johnson : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Professeur Petri, vous avez mentionné que la croissance économique en Asie va se maintenir encore longtemps. Notre comité aimerait savoir si certains pays de l'Asie du Sud-Est vont se démarquer davantage que d'autres dans les années à venir en termes de croissance et de développement économique.
[Traduction]
M. Petri : Oui, madame. Il est évident qu'on ne peut pas répondre à cette question sans mentionner la Chine, qui est la plus grande économie de la région et pour l'instant, celle qui connaît la croissance la plus rapide. Elle va d'ailleurs fort probablement continuer de croître encore rapidement, quoique peut-être un peu moins que ces dernières années, parce qu'il va sûrement y avoir des périodes de ralentissement.
Ce qu'il me semble le plus important de souligner, c'est que la Chine n'est pas le seul pays de la région. Il y a aussi le Japon, un pays très avancé, un pays d'innovation. Son économie ne connaît peut-être pas une croissance aussi rapide, mais c'est un marché important pour le poisson, comme M. McGuinness l'a déjà mentionné, ainsi que pour les produits agricoles et la technologie.
Il y a ensuite l'Asie du Sud-Est, comme nous venons de le dire, qui connaîtra probablement une croissance presque aussi rapide que celle de la Chine au cours des 10 à 20 prochaines années. On y trouve beaucoup de ressources, beaucoup de sources locales de croissance.
Il y a ensuite l'Inde. L'Inde est aussi vaste que la Chine, mais sa population dépassera éventuellement celle de la Chine d'ici 10 ou 20 ans. L'Inde connaît une croissance très robuste, pas aussi rapide que celle de la Chine, mais lorsqu'on étudie cette région et qu'on se demande de quoi elle va avoir l'air dans 10 ou 20 ans, il est évident que l'Inde va avoir une immense importance et qu'elle sera beaucoup plus prospère qu'aujourd'hui. C'est ce vers quoi s'en vont ces 2 milliards de personnes de la classe moyenne, qui vont manger beaucoup de poisson, comme M. McGuinness nous l'a expliqué.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Nous avons déjà présenté des rapports sur la Chine et sur l'Inde. On sait que ce sont deux économies qui vont très bien. Mais ce qui nous intéresse actuellement ce sont les autres pays.
D'après vous, quels autres pays de l'Asie du Sud-Est semblent avoir une chance d'avoir une économie vraiment formidable?
[Traduction]
M. Petri : Je vais nommer deux pays, dont le Vietnam. C'est un pays extraordinairement énergique qui entretient beaucoup de bons liens et qui est très ambitieux. Le rôle qu'il joue dans le PTP est assez extraordinaire, selon moi. Les Vietnamiens sont prêts à envisager des changements très fondamentaux aux lois et aux institutions sociales pour avoir davantage accès aux marchés internationaux. Je m'attends à ce qu'ils profitent énormément de la vague de départ des entreprises de la Chine en raison des salaires élevés qu'elles doivent payer là-bas.
L'autre grand pays digne de mention est le Myanmar. Nous ne savons pas encore vraiment comment son avenir se dessine, parce qu'il commence à peine à faire son entrée sur les marchés internationaux, mais dans l'histoire, il a souvent apporté des contributions importantes au monde. C'est un pays bien connecté aux marchés de l'Europe et d'ailleurs. S'il se dote de bonnes politiques, je crois que ce serait un autre pays à surveiller de très près.
Il se dégage de tout cela que la participation à l'économie mondiale et l'adaptation de ses politiques pour connaître du succès sont contagieuses, et elles le sont en Asie depuis quelque temps, depuis une bonne cinquantaine d'années. Il y a de moins en moins de pays qui n'ont pas encore attrapé cette « maladie », et je pense que le Myanmar est l'un d'eux.
Dans l'ensemble, l'Asie du Sud-Est, principalement en raison de son degré d'intégration, mais aussi en raison du rôle important qu'elle joue entre la Chine, l'Occident et l'Inde, est un endroit à surveiller de très près.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Ma toute dernière question. Certains pays asiatiques ont de piètres bilans en matière de droits de la personne. Est-ce que le Canada doit quand même faire des efforts pour faire des affaires avec ces pays ou doit-on au contraire être plutôt froid lorsqu'il y a des manquements évidents aux droits de la personne?
[Traduction]
M. Petri : Vous savez, je suis économiste, donc j'ai un certain biais professionnel sur cette question, mais je pense que la meilleure façon de persuader les gens de se gouverner dans le respect confirmé de la personne et de la démocratie, c'est de les amener à s'engager, de discuter avec eux, de faire des affaires avec eux et de les aider à se développer. C'est souvent le développement lui-même qui pousse les gouvernements à bien servir leurs citoyens.
L'activité qui s'observe en Chine, par exemple, pour ce qui est des communications par les réseaux de type Twitter chinois, met énormément de pression sur le gouvernement. Du coup, des gens sont congédiés, des politiques sont renversées et des personnes qui auraient autrement été dans un grave pétrin sont sauvées. Je pense que c'est là où l'on va observer le plus de progrès à long terme. Si nos réactions vives à l'égard des événements ou des politiques à court terme nuisent aux communications et au progrès à long terme, et je ne crois pas que ce soit positif.
Le président : Monsieur Petri, je vous remercie infiniment de votre éclairage sur les questions économiques. Votre point de vue des États-Unis est extrêmement pertinent pour nous aider à cibler les enjeux émergents, mais également pour analyser la politique étrangère du Canada. Nous vous remercions de votre présence ici.
Monsieur McGuinness, j'espère que nous avons réussi à souligner à quel point le poisson est important pour le Canada. Les questions et l'intérêt qu'ont manifesté les sénateurs le montrent très bien.
Espérons que vos deux témoignages transparaîtront dans notre rapport. Nous vous remercions d'avoir participé à nos délibérations.
(La séance se poursuit à huis clos.) |